Littérature : Yê-Nu, le polar faussé de Claude Balogoun

Le vieillard plongea le fer rougi par la flamme dans le liquide de la calebasse et le posa fortement sur le cou de la statuette. De cette main droite, il cueillit une partie de la mixture de la calebasse qu’il versa sur le cou chaud de la statuette avant d’y passer sa main pour en aspirer une énergie.

Il est des livres qui surprennent d’entrée de jeu par leur audace narrative. Yê-Nu, le roman de Claude Balogoun, en est un exemple.

Le récit se distingue par son ouverture au fantastique : croyances, peurs ancestrales et irrationnelles viennent hanter les lignes et rappeler qu’en Afrique, la littérature policière a toujours entretenu une relation troublée avec l’inexplicable, comme l’ont montré Achille Ngoye, Abasse Ndione ou Dominique Titus.

Aussi, le roman a un autre mérite essentiel : il aborde une thématique que la fiction béninoise effleure à peine, celle du terrorisme. Sujet brûlant et contemporain, il traverse le récit et lui confère une dimension politique et sociale forte, relevée à juste titre par Jérôme Tossavi dans sa préface. Ce choix audacieux ouvre une brèche féconde pour une littérature nationale encore trop timide face aux violences géopolitiques qui secouent le continent.

Sur sa première de couverture, le mot « polar » s’exhibe comme une promesse de mystère et de tension. Mais dès les premières pages, le lecteur attentif se rend compte qu’il n’en est rien : l’énigme policière s’efface, l’investigation se réduit à de maigres procédures, et les « détectives » semblent plus égarés que perspicaces. Pis encore, c’est le lecteur qui en sait davantage qu’eux. Ce  décalage n’est pas qu’une maladresse : il sonne comme un contournement volontaire. À force de vouloir s’émanciper des carcans du polar, Claude Balogoun vide en partie les règles de leur sens.

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Trois perspectives guideront donc cette lecture critique : d’abord, analyser les aspects du fantastique qui donnent au récit une couleur singulière ; ensuite, souligner le mérite de l’œuvre de traiter, dans le champ littéraire béninois, la thématique encore marginale du terrorisme ; enfin, montrer que Yê-nu n’est pas un roman policier à proprement parler, malgré l’étiquette qui l’affuble.

Écriture du fantastique

Jarrety Michel dira que « le fantastique introduit un événement mystérieux dans une vie parfaitement réelle. Il nous montre un monde familier, mais où se produisent des événements que notre rationalité ne nous permet pas d’expliquer». Au Bénin, le fantastique est souvent provoqué, invité et sa manifestation est vécue comme spectaculaire. Dans Le pacte à la naissance (deuxième section numérotée du roman), le premier fait mystérieux se présente au lecteur :

« Le vieillard plongea le fer rougi par la flamme dans le liquide de la calebasse et le posa fortement sur le cou de la statuette. De cette main droite, il cueillit une partie de la mixture de la calebasse qu’il versa sur le cou chaud de la statuette avant d’y passer sa main pour en aspirer une énergie. Puis de cette main désormais consacrée, il opéra mystérieusement le transfert sur le cou de chaque jumelle. La marque identitaire apparut automatiquement et mystiquement sur les bébés sans qu’elles ne ressentirent aucune douleur.» (p.37)

Dans ce fragment, l’écriture de Claude Balogoun installe avec une densité singulière le registre du fantastique rituel, où l’irruption de l’inexplicable se tisse dans le quotidien d’une communauté. Le récit se déploie dans un cadre sacralisé : le vieillard, figure de l’officiant, agit selon une logique que la raison moderne peine à saisir, mais que la tradition légitime. La matérialité du geste (« le fer rougi », « la mixture », « la calebasse ») confère une épaisseur concrète au rite, cependant que l’effet surnaturel surgit sans transition : la marque qui « apparut automatiquement et mystiquement » sur le cou des jumelles. C’est là que le fantastique prend racine : dans l’écart vertigineux entre la précision réaliste de la description et l’évidence d’un phénomène inexplicable. Stylistiquement, l’auteur mobilise la gradation et la séquence verbale rythmée : « il cueillit », « il versa », « il opéra », autant d’actions cérémonielles qui construisent une cadence incantatoire. Le lexique sensoriel (« chaud », « aspirer une énergie ») renforce la dimension quasi tactile de l’invisible. Enfin, l’adverbe « automatiquement » crée un basculement : l’extraordinaire s’impose avec la banalité du naturel. Chez le peuple Bariba, (communauté d’appartenance des jumelles) du nord-Bénin, ce rite d’accueil des jumeaux dépasse le simple folklore : il révèle une cosmologie où le corps et le divin s’entrelacent, et où la puissance d’Ogou, dieu du fer, se grave dans la chair, scellant l’invulnérabilité comme héritage spirituel.

Un autre fait lié au destin des mêmes jumelles crée chez le lecteur et/ou les personnages témoins, ce que S. Freud a appelé « l’inquiétante étrangeté » propre au texte fantastique. En effet, les deux jumelles ont été séparées quelques jours après leur naissance : l’une, adoptée par le couple Jérôme-Alberta, ira vivre en France et portera le prénom Charlie. Sa seconde, a vécu avec leurs parents au Bénin et sera baptisée Yênou au cours d’une cérémonie traditionnelle qui devient le déclencheur d’un événement surnaturel.

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« Pendant la soirée du baptême de Yênou, l’inquiétude avait gagné Jérôme et Alberta, en France, aussi soudainement qu’apparurent les marques sur les joues de leur fille. Au moment où Yênou recevait les scarifications sur les joues [au Bénin], elles apparurent mystérieusement sur celles de sa sœur [Charlie en France]» (p. 45).

Le fantastique dans ce passage réside dans la réaction inquiète des témoins qui partagent l’incertitude du lecteur, et dans le mystère du lien gémellaire qui transcende l’espace et la rationalité.

21 ans après, Charlie, en cavale vers l’Afrique du Sud, pour se soustraire de l’étau de la machine judiciaire du pays qui l’a vue grandir, alors qu’elle y a commis un crime, est capturée au Bénin et devient leader d’un groupe terroriste. Yênou, devenue policière, affronte sa sœur jumelle sur un terrain de tirs, sans avoir aucune idée de leur lien de sang :

« Puis elle [Charlie] tira. Le coup partit, mais n’atteignit pas Yênou. Incrédule, stupéfaite, elle visa à nouveau avec toute la précision nécessaire et tira. Le coup n’atteignait toujours pas Yênou. Charlie visa encore pour faire une rafale vers le dos de Yênou. Toujours rien. Chaque balle qui devrait atteindre Yênou, touchait plutôt miraculeusement le dos de la statuette familiale au pied de l’iroko dans la forêt sacrée.» (p.123)

Dans ce passage, le fantastique surgit avec éclat dans la fracture entre le réel attendu et l’impossible qui s’impose : l’invulnérabilité de Yênou. Le lecteur est pris au piège d’une logique déjouée, où l’arme, pourtant symbole absolu de certitude et de mort, se révèle impuissante face à une force invisible. Le procédé de répétition « tira », « visa », « toujours rien » crée un effet d’obsession, comme si la réalité s’acharnait à démentir la perception humaine. La juxtaposition du sacré et du profane, incarnée par l’iroko et la statuette familiale, sacralise l’inexplicable et renforce le sentiment d’un monde régi par des puissances occultes. Ainsi, l’écriture elle-même devient l’alliée du mystère, faisant du réel une énigme.

Le terrorisme comme ombre portée sur les sociétés fragilisées

Dans Yê-Nu, le terrorisme apparaît comme une plaie qui gangrène le quotidien des populations, rappelant tragiquement les réalités vécues dans la zone sahélienne. Les groupes armés y sèment la terreur par des enlèvements, des prises d’otages et des braquages, transformant des villages paisibles en espaces de peur permanente.

« Leur mode opératoire était la violence le rapt et tous les autres commerces de l’horreur les plus inimaginables. Ce jour-là, ils revinrent encore hanter les villageois. Ce groupe de bandits opérait souvent aux heures dévolues à l’agriculture où le village n’était animé que par les femmes et les enfants. Ils brutalisèrent les gens et dévalisèrent les boutiques. Les populations s’affolèrent et se dispersèrent » (p.63)

Cet extrait illustre la déstructuration du tissu social et familial que provoque l’insécurité chronique et l’impuissance des communautés rurales face à la violence qui s’impose comme une fatalité. L’extrait devient donc une dénonciation de la fragilité des États et de leur incapacité à protéger leurs citoyens.

Le personnage de Al-Hadj Malam Faramin incarne la figure cynique du terroriste-mercenaire, froid et calculateur, qui met un prix sur les vies comme on marchande une marchandise :

« Pour le Belge, un million. Pas un franc de moins. Vous croyez que sa vie vaut moins que celle du Norvégien ?… Trois jours. Sinon, vous récupérerez son corps dans un sac en plastique » (p.68).

Les humains sont perçus comme des cadavres en attente. On est également face à une critique de l’économie souterraine du terrorisme, qui prospère sur les rançons et transforme la violence en véritable commerce international.

Claude Balogoun fait de son œuvre romanesque une tribune d’exposition de la barbarie contemporaine et de ses répercussions sur la vie quotidienne des Africains.

L’illusion policière

À première vue, Yê-Nu se présente comme un polar, mais son architecture narrative contredit les fondements du genre. Le structuralisme, qui suppose l’organisation rigoureuse des rôles narratifs, révèle ici une dissonance majeure : la figure du détective, pilier du récit policier, est absente ou éclatée. Le commissaire Claude, qui a pris en charge l’enquête, a connu une mort brutale, alors que Yênou était suspendue. Lorsqu’elle est réintégrée à son unité avec l’inspectrice Rouba, il n’y a déjà plus d’investigation à conduire : les criminels, menés par Charlie, viennent d’eux-mêmes à la rencontre des policières pour un affrontement final. Le lecteur reste donc frustré : qui, dans ce roman, incarne réellement le détective digne de son nom ?

De plus, la narration supprime tout enjeu d’énigme. Dès chaque crime, l’identité du coupable, son mobile et son modus operandi sont livrés au lecteur. Le principe formulé par S.S. Van Dine : « Le lecteur et le détective doivent avoir des chances égales de résoudre le problème » est ainsi bafoué : l’investigation devient un simulacre, puisque le lecteur que je suis en sait toujours plus que l’enquêteur. Le plaisir herméneutique, moteur du polar, s’éteint au profit d’un récit explicatif.

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Le dénouement, enfin, trahit l’éthique policière. Face à Charlie, sa sœur jumelle et chef terroriste, Yênou choisit non la justice mais la complicité du sang. Le souvenir des paroles maternelles :

« Et si, un jour, tu tombais sur ta sœur. Et si c’était vraiment elle la source de tous ces évènements, que ferais-tu ? » (p.184)

l’emporte sur son devoir. Le geste ultime,

« Les deux femmes contournèrent la cabane et se retrouvèrent au flanc d’une colline, à quelques mètres d’un immense vide. Alors Yênou, tint fermement la main de Charlie, se retourna, tira sur la cabane et entraîna sa sœur dans un saut.» (p.186),

substitue le drame familial à la sanction judiciaire. La sororité efface la loi, comme si une jumelle valait davantage que toutes les vies détruites.

Ainsi, Yê-Nu échoue à tenir les promesses du polar : pas de détective central, pas d’énigme, pas de justice rendue. Le résultat n’est ni un véritable polar ni une parodie assumée, mais une fiction hybride, hésitante, qui peine à assumer le genre qu’elle convoque.

Yê-Nu, Claude Balogoun, Légende Éditions, 2025

Roland Vivian Kovenon

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