Tribune : Nécessité de rééquilibrer la balance entre la musique étrangère et celle du Bénin

Imaginons un Bénin où chaque artiste peut vivre dignement de son art, où les studios tournent, où nos rythmes ancestraux fusionnent harmonieusement avec les sonorités modernes, où nos radios et télévisions sont les premières vitrines de nos créateurs.

Imaginez un instant, les rues vibrantes de nos villes, les marchés foisonnants, les radios qui crépitent, les smartphones qui diffusent en continu. Quel est le fil musical qui tisse cette toile sonore ? Trop souvent, ce sont des rythmes venus d’ailleurs: Abidjan, Lagos, Paris, New York… La musique étrangère a conquis nos ondes et nos cœurs, reléguant nos propres mélodies à un second plan, presque inaudible.

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Dans un Bénin où la créativité foisonne et où le talent ne manque pas, une question persiste : pourquoi la richesse de notre patrimoine musical peine-t-elle à résonner sur nos propres scènes, dans nos boîtes de nuit et nos écouteurs ? L’hégémonie de la musique étrangère n’est plus un secret pour personne. Que ce soit dans les bars et maquis populaires, les transports en commun appelés Tôkpa-Tôkpa et les bus de la compagnie Nonvi Voyage, sur les playlists des DJs les plus en vue de Cotonou, Porto-Novo, Parakou, Natitingou, Bohicon et environs, la domination est écrasante. Et pourtant, dans les villes d’Abidjan, de Lagos, Lomé, Paris, New-York et autres, la musique Béninoise résonne à peine. Elle est inexistante. Nos artistes luttent pour se faire une place, une diffusion et, in fine, pour pouvoir vivre dignement de leur art.

Comment expliquer cette préférence quasisystématique pour les sons étrangers ? Quelles sont les failles structurelles de notre écosystème musical ? Et surtout, comment le Bénin peut-il, par des actions concrètes et coordonnées, redonner à sa musique la place qu’elle mérite, celle de véritable ambassadrice de notre identité et de levier économique ? C’est ce que nous allons essayer d’explorer dans cette chronique, en décortiquant les causes de cette emprise étrangère, en mesurant ses conséquences, et en proposant des pistes de recommandations adaptées à la réalité béninoise pour un rééquilibrage.

L’industrie musicale étrangère mène la danse

L’omniprésence de la musique étrangère n’est pas le fruit du hasard, mais la conséquence d’un ensemble de facteurs où le poids des industries extérieures joue un rôle prépondérant. Au Nigéria, par exemple, un projet musical d’enregistrement, d’arrangement, de masterisation, de clip vidéo d’un artiste émergent peut coûter des dizaines de millions de FCFA, financé par des labels structurés et des investisseurs. Ces budgets permettent des réalisations dignes de standards internationaux, avec des scénarios léchés, des effets spéciaux captivants et une promotion digitale agressive. 

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Au Bénin, nos artistes financent souvent leurs clips sur fonds propres, avec des moyens limités, ce qui impacte directement la qualité audiovisuelle et donc l’attractivité et la portée de leur œuvre. Il faut observer des efforts remarquables de plusieurs artistes mais attirons l’attention sur le résultat qu’on pourrait avoir si l’on était dans un environnement plus favorable et structuré avec des moyens plus colossaux. 

Par ailleurs, les géants comme Mavin Records et Universal Music Africa ont des accords de distribution directs et étendus avec pratiquement toutes les grandes plateformes de streaming et de téléchargement numérique mondiales. Ils assurent une distribution massive et un placement stratégique qui garantissent une visibilité mondiale. 

Nos artistes béninois, eux, naviguent souvent seuls dans ce labyrinthe numérique, peinant à apparaître dans les playlists éditoriales ou à obtenir des rotations régulières sur les chaînes musicales de référence. Très souvent, ils sont bernés et abusés financièrement par certains faussaires. 

En 2023, le label béninois Empire a lancé Black Music Industry avec un partenariat avec Universal Music Group. Cette initiative vise à propulser la musique béninoise à l’échelle internationale en tirant parti de l’expertise et du réseau de distribution d’Universal Music. Cela représente un accord de haut niveau pour un label béninois avec une major internationale. Malgré l’accord entre le label Empire et Universal Music, et la présence de Virgin Music Group Africa & Artist Services Africa qui inclut des labels béninois comme Blue Diamond, plusieurs autres facteurs peuvent expliquer pourquoi la musique béninoise peine encore à s’imposer pleinement sur la scène internationale. La distribution n’est qu’une partie de l’équation. 

Pour qu’une musique se propulse réellement, elle a besoin d’un écosystème local solide, d’une stratégie de promotion agressive, d’un produit artistique distinctif et d’investissements continus, des aspects qui restent des défis majeurs pour l’industrie musicale béninoise.

Ici, nous n’avons même pas une chaîne musicale de référence qui peut diffuser de la musique. L’explosion de l’Afrobeats nigérian portée par des stars comme Burna Boy, Davido  et Wizkid, n’est pas seulement le fruit du talent, mais d’une stratégie industrielle bien huilée dont les effets rejaillissent naturellement sur notre sous-région.

Cette dynamique est malheureusement amplifiée par les pratiques de nos propres médias. Combien de stations de radio béninoises respectent un quota significatif de diffusion de musique locale aux heures de grande écoute ? Souvent, la pression de l’audimat et l’attrait commercial poussent les programmateurs à privilégier les titres étrangers qui ont déjà fait leurs preuves ailleurs. C’est un cercle vicieux : si la musique locale n’est pas diffusée, elle n’est pas connue ; si elle n’est pas connue, elle n’est pas demandée. 

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Les playlists des DJs dans nos maquis et boîtes de nuit sont également le reflet direct des attentes d’un public habitué à ces sonorités, hésitant à prendre le risque de passer un titre local moins connu. De surcroît, le paysage médiatique est souvent confronté à des contraintes structurelles, comme en témoigne la situation de chaînes telles que DBM TV du Franco-Béninois Kodjo Houngbeme. Si cette chaîne à forte audience n’avait pas été exclue du bouquet Canal+ Afrique, elle aurait pu jouer un rôle pivot dans la massification de la diffusion de nos talents locaux, offrant une visibilité cruciale qu’ils peinent aujourd’hui à obtenir. Cette exclusion prive nos artistes d’une plateforme de diffusion potentiellement massive et d’une portée régionale essentielle pour leur émergence.

L’écosystème musical béninois souffre de lacunes structurelles internes. Il existe un déficit de managers d’artistes réellement professionnels, de bookers, d’attachés de presse spécialisés, ou d’experts en marketing musical. Nos artistes, même les plus talentueux, sont souvent contraints d’être multi-casquettes, gérant eux-mêmes leur promotion et leur booking, au détriment de leur processus créatif.

Notre identité et notre économie en jeu

Les implications de cette hégémonie de la musique étrangère vont bien au-delà de la simple préférence auditive.  Elles touchent à l’essence même de notre identité culturelle et à la vitalité de notre économie. Sur le plan culturel, nous assistons à un risque d’appauvrissement et de dilution de notre propre identité. 

Nos rythmes ancestraux qui portent l’âme de nos communautés et racontent notre histoire, sont de moins en moins intégrés dans les productions musicales modernes. La nouvelle génération d’artistes, pour coller aux tendances, peuvent délaisser ces sonorités authentiques au profit d’autres plus universelles mais qui perdent leur ancrage. L’omniprésence de musiques chantées en anglais ou en lingala peut également influencer les thèmes abordés et même le langage de nos jeunes. Si la musique est un vecteur de valeurs et de récits, l’affaiblissement de la musique locale peut diluer nos propres récits et aspirations.

Sur le plan économique, les conséquences sont tout aussi préoccupantes. Chaque écoute d’un titre étranger sur une plateforme de streaming, chaque vente de CD piraté ou non, chaque concert d’une star étrangère qui remplit une salle sans contrepartie locale significative, représente une fuite de capitaux hors du Bénin. Cet argent pourrait pourtant circuler au sein de notre économie locale, générant des emplois et de la richesse.

Une industrie musicale locale faible signifie moins d’emplois non seulement pour les musiciens eux-mêmes, mais aussi pour toute la chaîne de valeur : ingénieurs de son, techniciens lumière, organisateurs d’événements, graphistes, stylistes, maquilleurs, vidéastes, managers, agents, maîtres de cérémonie. C’est un secteur entier de l’économie créative qui peine à se développer et à créer des opportunités pour notre jeunesse, entraînant des pertes fiscales pour l’État.

Des recommandations pour l’avenir de la musique béninoise

Il est temps de passer à l’action. Rééquilibrer la balance n’est pas une fatalité, mais une ambition collective qui requiert l’engagement de tous les acteurs.

L’État béninois, par l’intermédiaire du ministère du tourisme de la culture et des arts, doit aller au-delà des initiatives ponctuelles tels que les concerts lors de la fête de la musique et à l’occasion de la fête d’indépendance du Bénin. Le ministère peut établir un Fonds National de Développement de la Musique, doté d’un budget conséquent et géré de manière transparente. Ce fonds pourrait financer la production d’albums de qualité, la réalisation de clips professionnels, le soutien à la participation d’artistes béninois à des festivals internationaux, et l’organisation de tournées nationales et sous-régionales. Des mécanismes similaires existent et fonctionnent avec succès dans d’autres pays.

Parallèlement, il est impératif d’instaurer et de faire respecter rigoureusement des quotas de diffusion de musique béninoise sur toutes les radios et télévisions du pays, visant un minimum de 60 à 70% de titres locaux aux heures de grande écoute, comme cela se pratique dans d’autres pays. Nos ambassades et consulats à l’étranger devraient devenir de véritables vitrines pour notre musique, organisant des « Saison Bénin » avec concerts et expositions pour faire rayonner nos artistes.

La professionnalisation de l’industrie musicale béninoise est tout aussi cruciale. Il faut développer des programmes de formation continue pour l’ensemble de la chaîne de valeur : managers d’artistes, ingénieurs de son, promoteurs de spectacles, et experts en droit d’auteur. Des partenariats avec des écoles et organismes spécialisés pourraient fortement enrichir notre expertise locale. Le Bureau Béninois du Droit d’Auteur (BUBEDRA) doit être également doté de moyens humains, technologiques et financiers accrus pour assurer une collecte juste et transparente des droits d’auteur, et une redistribution équitable aux artistes. 

La mise en œuvre au Bénin de la copie privée apportera significativement des moyens financiers au secteur culturel et créatif dans sa globalité. Un système de traçabilité numérique fiable est indispensable pour lutter contre le piratage et garantir aux créateurs de vivre de leurs œuvres. De plus, l’État et les institutions financières devraient créer des incitations pour l’investissement privé dans le secteur musical, via des exonérations fiscales.

La promotion et la valorisation de la musique béninoise auprès du public sont essentielles. Au-delà des grands festivals, il est crucial de multiplier les événements musicaux de proximité : concerts gratuits dans les quartiers, scènes ouvertes pour les jeunes talents pendant les vacances, soirées dédiées aux rythmes traditionnels. Les directions départementales chargées de la Culture et des Arts doivent y contribuer efficacement. C’est aussi l’occasion de susciter le retour des journées culturelles et récréatives dans toutes nos écoles primaires et collèges. Ces initiatives créent un lien direct entre les artistes et leur public et cultivent l’amour de notre musique dès le plus jeune âge. L’école est le premier levier de transmission : intégrer davantage la musique béninoise, ses rythmes, ses instruments et son histoire dans les programmes scolaires est fondamental. 

La charte culturelle du Bénin en son article 32, point 4 recommande à l’État du Bénin d’instaurer la Journée Nationale de la Culture Béninoise. Cette disposition de la loi peut être désormais mise en œuvre et à cette occasion, une grande campagne nationale « J’écoute la Musique Béninoise  » pourrait être lancée, utilisant des messages positifs et des figures emblématiques pour inciter à la consommation locale, rappelant que chaque écoute de musique béninoise est un acte de soutien économique et culturel.

La musique béninoise, écho d’une fierté

L’hégémonie de la musique étrangère sur nos ondes, nos scènes, dans nos boîtes de nuit et nos écouteurs n’est pas une fatalité. Le talent abonde au Bénin, nos rythmes sont riches et diversifiés, et notre capacité à créer est immense. Il ne s’agit pas de rejeter les musiques du monde, mais de veiller à ce que la nôtre trouve sa juste place, celle qui lui revient de droit.

Imaginons un Bénin où chaque artiste peut vivre dignement de son art, où les studios tournent, où nos rythmes ancestraux fusionnent harmonieusement avec les sonorités modernes, où nos radios et télévisions sont les premières vitrines de nos créateurs. Un Bénin où la musique ne serait plus seulement un divertissement, mais un pilier de notre économie, un vecteur puissant de notre identité et une ambassadrice de notre culture à l’échelle mondiale.

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C’est un défi collectif qui nous attend. L’État, les professionnels de la musique, les médias, le secteur privé, et chaque citoyen béninois, chacun a un rôle à jouer. En investissant, en structurant, en valorisant et en consommant local, nous pouvons rééquilibrer la balance. Il est temps d’affirmer haut et fort que la richesse de notre patrimoine musical est notre fierté, et qu’elle mérite de résonner plus fort que jamais, chez nous et au-delà. Faisons de la musique béninoise le puissant écho de notre souveraineté culturelle et de notre vitalité économique.

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Ériyòmi ADÉOSSI alias AzCool, Promoteur culturel, Directeur du Festival International Couleurs d’Afrique (FICA)

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